Ethique et Management


Auteur: jl.delapoyade posté dans Passing the line sur 17 février 2015, 07:00

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Ethique et Management

Pourquoi l'éthique aujourd'hui ?  ou, comment manager dans l'incertain ?

 

L'éthique fait un retour en force dans notre environnement et à tous les étages des préoccupations de la société et des citoyens, y compris dans l'entreprise. Si le fait de s'en revendiquer paraît souvent galvaudé, aujourd'hui on ne peut pas échapper au fait de regarder nos activités et décisions par le prisme auquel elle invite.

La notion d'incertain que chacun perçoit aujourd'hui peut présenter un caractère inquiétant à première lecture. Pourtant il semble bien que cet incertain soit à la source du questionnement éthique. En cela il représente une opportunité de progrès pour les organisations et pour les hommes et les femmes qui y travaillent.

1.Juste un mot d'histoire

On doit les traces les plus célèbres de l'éthique à Aristote, au 4ème siècle avant J-C, pour son "Éthique à Nicomaque", et à Spinoza, au 17ème siècle, pour son traité simplement intitulé "L'éthique". L'un et l'autre ne se lisent pas comme une BD.

L'éthique, donc, on aurait pu l'oublier depuis le temps mais elle revient comme un besoin.

Pourquoi ce retour dans l'air du temps ? Pourquoi au sujet du management des organisations ?

Amartya Sen[1] dit dans une analyse : - "l'économie moderne est pour l'essentiel issue de l'éthique. Non seulement le "père de l'économie moderne", Adam Smith, était professeur de philosophie à l'université de Glasgow […] mais la matière "économie" a été pendant longtemps considérée comme une branche de l'éthique".

2.Et donc aujourd'hui ?

Qu'y aurait-il eu dans la gestion des organisations avant ce sursaut de l'éthique et qui ne ferait plus l'affaire ?

Je pense qu'une simple morale prédominait, quelque chose qui dit ce qui est bien et ce qui est mal a priori. Celle-ci est généralement transmise par l'éducation, il suffit de l'apprendre. On se fixe des principes de vie, puis on les applique à la réalité à laquelle on est confronté. Elle se situe donc en amont de l'observation de la réalité, comme des lunettes. Elle dit le bien ou le mal a priori, c'est une prescription.

Dans certains domaines professionnels, s'y ajoute une déontologie, étymologiquement un devoir, qui trie aussi ce qui est acceptable pour un métier de ce qui ne l'est pas.

Cette morale est bien adaptée à un environnement historico-social, voire technique stable ; quand les mêmes tâches ou les mêmes processus s'effectuent d'une génération à l'autre.

Ce cadre moral traditionnel a généralement explosé ou est en train de le faire. Les points de repères qui le soutenaient étaient forts : famille, églises, village, syndicats, …Ces repères présentaient aussi un caractère de stabilité. Leur affaiblissement aujourd'hui donne l'impression d'un relâchement de l'engagement et des liens sociaux.

La mondialisation, la "crise", les médias, les brassages, l'hyper consommation, etc. accélèrent ce mouvement de remise en cause du lien social. Ils servent aussi de bouc-émissaire à ceux qui rejettent et dénient ce mouvement de l'histoire.

Dans le domaine des déontologies on sent bien par exemple que le devoir imposé par un "ordre professionnel" se heurte facilement aux circonstances et au respect des individus. Le corps médical confronté aux dilemmes de la fin de vie expérimente quotidiennement le conflit entre sa déontologie et un droit à la dignité du patient. Caricaturalement, aussi un huissier de justice qui expulse un squat de mal logés peut souffrir de devoir se draper de la déontologie de son ordre qu'il n'a pourtant pas enfreinte.

On voit bien aussi qu'il n'y a pas une seule morale, puisqu'elle est généralement issue d'une croyance ou d'un dogme, comme chaque profession règlementée a une déontologie qui lui est propre. Morale et déontologie sont cantonnées à un contexte socio-culturel et spatio-temporel qui les contiennent. Ce contexte est le marqueur de stabilité.

À cet a priori de savoir dire bien ou mal, se substitue autre chose de plus dynamique. On recherche une voie plus universelle et qui réponde à la conscience d'un monde à la fois planétaire et fini, plein d'interactions. Quelque chose d'adapté à l'instabilité.

3.Alors qu'est-ce donc ?

On cherche une réponse au besoin né du contexte de l'action, une sagesse en action, une lecture de la réalité présente qui se préoccupe des conséquences des décisions; appelons cela l'éthique.

Une action, au présent, dans un contexte singulier appellent des réponses toujours différenciées applicables seulement au présent de cette action.

L'appréhension des conséquences est ce qui préside au "principe de précaution" conceptualisé par le philosophe Hans Jonas[2].

Nous vivons dans un univers complexe marqué par les interdépendances et les effets de système. Les interactions y sont plus déterminantes que l'action seule. Les feed-back apportent l'imprévu et la perception de systèmes ouverts et complexes, donc de l'incertain.

Notre sujet dépasse les bornes de l'ici et maintenant. Chacun a conscience d'habiter une "terre-patrie" et vit dans une "société-monde" selon les termes d'Edgar Morin[3]. Les conséquences de l'action ne peuvent plus être évaluées dans son environnement immédiat mais dans toutes les dimensions planétaires des interactions humaines, techniques, économiques, écologiques, climatiques, énergétiques, politiques, sociales, culturelles, …

L'éthique vise à intégrer ces nouvelles interprétations qui échappent aux morales et aux déontologies devenues trop contingentes à une culture ; d'ailleurs elles sont au pluriel alors que l'éthique est au singulier. Mais c'est un singulier qui ne prétend pas à l'universalité du résultat. En revanche, la démarche est universelle.

Il existe une loi universelle qui fonde les sociétés humaines : "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse" On retrouve cette formulation dans toutes les sagesses.

Elle implique le souci de soi en lien inextricable avec le souci de l'autre pour vivre ensemble, élaborer un projet collectif. Un projet collectif c'est une entreprise.

-        Souci de soi : Suis-je respectueux de moi-même, juste avec mes valeurs C'est la conviction.

-        Souci de l'autre : Suis-je respectueux de l'autre, de ses émotions, de ses valeurs, suis-je à son écoute, mon propos est-il clair ? C'est le comportement relationnel.

-        Souci de l'organisation : Ce que je suis en train de faire sert-il la raison d'être de mon organisation, ma mission et les objectifs que j'en ai acceptés ? C'est la responsabilité.

-        Et enfin, le tout est-il "aligné"?

C'est ainsi que le philosophe Paul Ricœur[4] définit le management (souci de soi, souci de l'autre, souci de l'organisation) ; il y aurait alors une tautologie dans le titre de ce billet, une répétition de sens entre éthique et management.

4.Une tension créatrice

On voit bien là qu'on est plus dans la prescription mais dans un questionnement permanent.

Je pense aussi, par un effet de "reflet systémique" (reproduction dans le système aval de ce qui se passe dans le système amont, ou vice-versa), que c'est en procédant de la sorte qu'on s'occupe aussi de la satisfaction du client, en délivrant de bons produits ou services, du bien-être des collaborateurs ou de la bientraitance des patients à l'hôpital et de la pérennité de l'entreprise.

Il s'agit donc d'un sujet individuel, et d'une tension. Tension parce que c'est un questionnement permanent, vivant, qui intègre des possibilités de conflit, de réflexion, de recherche, de médiation mais aussi de coopération et de créativité qui engage et responsabilise.

Aujourd'hui cette tension ne peut se limiter à l'individu, à ses relations et au projet collectif. La tension éthique interroge donc notre position dans le monde fragile et fini dans lequel nous évoluons.

Il faut s'efforcer de penser ce monde incertain.

L'éthique répondrait alors à une "écologie de l'action", qui, selon Edgar Morin répond à deux principes.

-        "1er principe : toute action une fois lancée entre dans un jeu d'interactions et de rétroactions, au sein du milieu dans lequel elle s'effectue, qui peuvent la détourner et même aboutir à un résultat opposé à celui escompté.

-        2nd principe : les conséquences ultimes de l'action sont imprédictibles. Les effets dépendent non seulement des intentions de l'acteur mais aussi des conditions propres au milieu où elles se déroulent. Or on ne peut pas envisager toutes les inter-retro-actions au sein d'un milieu complexe comme le milieu historico-social.

Il faut alors être stratège et non pas programmé [par une morale], capable de modifier son action en fonction des informations recueillies et des hasards rencontrés. Cette écologie porte en elle la conscience de l'incertitude".

5.Vigilances

La destruction écologique, les attentats contre le lien social, les abus de pouvoir et de biens, la compétition accrue, la financiarisation court-termiste de l'économie sont souvent compensés par des discours sur le développement durable et l'entreprise éthique. Ils sont véhiculés par la publicité et plus sournoisement par des glissements sémantiques et des détours du sens des mots (l'éthique en premier, par exemple). Ces messages sont comme de nouvelles indulgences citées pour absoudre de nouveaux péchés.

Parmi ces discours il en est de sincères, congruents avec l'action. Nous avons la responsabilité de discerner ceux-là.

6.Manager aujourd'hui, c'est quoi ?

Agir avec une boussole

sens

Le propos précédent devrait conduire à un triangle (souci de soi, soucie de l'autre et souci de l'organisation) mais il est plus aisé de se repérer avec quatre pôles et deux directions, du sens au résultat et du Je au Nous.

Le souci de l'organisation inclut la relation du résultat avec le sens au service duquel il doit être mis. Ce résultat en même temps doit satisfaire aux valeurs et convictions du manager tout en assurant la progression des collaborateurs et le respect des autres parties prenantes.

Je et Nous sont reliés par des processus de collaboration ; il n'y a de management qu'interpersonnel, du comité de direction à l'animation des opérateurs.

La notion de chaîne de valeur et de valeur tout simplement prend un tout autre sens que celle de valeur économique produite.

Manager, c'est s'appuyer sur la raison d'être de l'entreprise dont on est le "complice", sur ses propres convictions, ses valeurs, sur les aspirations de l'autre et des autres, pour atteindre un résultat attendu et souhaitable.

Plus qu'une banale responsabilité, c'est un engagement.

À ce point on ne voit plus bien la différence entre macro management et micro management. L'éthique des managers réalise la fusion.

 

  1. 7.Un dernier mot d'histoire : Évolution des modes de coopération dans le temps

Peuples chasseurs -cueilleurs : tout le monde fait tout, seule différenciation homme / femme

Néolithique : sédentarisation, division de travail

Monde traditionnel / Agraire : on invente la hiérarchie et les processus répliquables (construction des cathédrales, fabriques) - encore hiérarchie d'héritage

Monde scientifique / Industriel : innovation et méritocratie capable de gérer de très grandes unités

Monde post-moderne / Informationnel : rapport aux valeurs, à la culture d'entreprise, à l'empowerment (capacité des individus à progresser par eux-mêmes)

On en est encore presque partout à ce dernier stade alors qu'un autre est en train d'émerger avec des désirs de self management, de recherche de réalisation profonde de soi, d'une quête quasi spirituelle.

L'éthique prend ici toute sa légitimité pour éviter qu'on sombre dans des croyances magiques ou ne régresse vers des archaïsmes de repli sur soi.

Les interrogations sur les OGM, les biotechnologies, les nanotechnologies, la propriété du vivant n'ont pas trouvé de réponses scientifiques mais elles ont rencontré des ambitions techniques. Elles doivent appartenir aux acteurs de terrain plutôt qu'être confisquées par le politique, la cupidité ou les médias.

Les managers vont de plus en plus, voire inéluctablement dans les années qui viennent, être confrontés à ces interrogations.

Ils ne vont pas s'ennuyer.



[1] Économiste indien, né en 1933, prix Nobel d'économie1998 concepteur du micro-crédit et qui a travaillé sur le développement humain et le concept d'économie du bien-être

[2] (1903 - 1993) historien et un philosophe allemand - Concepteur du principe de précaution - Travaux sur l'éthique pour l'âge de la technologie

[3] Sociologue et philosophe français, né en 1921 - Penseur de la complexité

[4] 1913-2005 - philosophe français - Travaux sur les sciences humaines - Reconnu comme l'un des plus importants du 20ème siècle